Une idée qui meurt : la Patrie
Jules Destrée est né à Marcinelle en 1863. Issu d'une famille bourgeoise intellectuelle, il décroche son diplôme de docteur en droit alors qu'il est à peine âgé de 20 ans.
Brillant avocat défenseur de la cause ouvrière et homme politique convaincu, Jules Destrée n'en possède pas moins une fibre littéraire qu'il mettra à profit pour la rédaction de multiples ouvrages et articles de presse.
Le texte que nous vous proposons ci-dessous illustre l'aisance d'écriture de son auteur ; il est extrait d'une conférence prononcée devant le Jeune Barreau d'Anvers en 1906 (Source : Institut Jules Destrée) et sera inséré par la suite dans la lettre que Jules Destrée adressera au Roi Albert 1er le 15 août 1912 (voir Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre).
Le père de Jules Destrée
Source : www.jurbise.com
Patrie, chère et douce terre du Père … Et je revois la maison familiale, au bord de la route, au milieu des arbres et tapissée de lierre … O ma chère maison, où je vins tout enfant, où se sont écoulées les heures tristes et joyeuses de ma vie ; où les miens ont vécu : ma mère si tendre, trop tôt partie, et à laquelle je ne puis penser sans me sentir l’âme toute parfumée de clémence et de bonté ; mon père, aux allures sévères, mais si affectueux, d’une si large culture d’esprit et d’une si belle droiture de cœur, si noblement compréhensif ; ô ma chère maison, où les miens m’ont donné tout ce qu’il y eut de meilleur en moi-même, la pitié pour les faibles, l’amour du beau, la folie de la justice ; où ces leçons augustes surgissent maintenant dans ma mémoire en images frémissantes, multiples, confuses, et auxquelles je n’ose m’arrêter de peur de ne plus pouvoir poursuivre ; où chaque dalle du corridor, chaque marche de l’escalier, chaque coin de chaque chambre, chaque meuble dans chaque chambre, chaque bibelot sur chaque meuble, a son histoire et sa vie et me parle de choses qu’il ne dira qu’à moi-même ; ô ma chère maison, où j’ai aimé, où j’ai pleuré, où sont morts les miens !
Et je pense encore à ceux qui sont partis : à ce frère d’un esprit si ouvert, si délicat, entré, par quelle soudaine surprise de la destinée, dans l’ordre bénédictin ! Batailles d’écoliers, escapades de gamins, folles et franches gaités de jouvenceaux, ferveurs d’art communes, qui eût dit, oui, qui eût prédit, quand souriaient nos vingt ans, que vous finiriez dans la gravité du froc noir ! Et nos vacances, au loin, dans le petit village d’Erbisoeul, où des parents avaient une maison de campagne grande comme un château, et un jardin comme un parc. Il y avait, au fond du jardin, à droite, un pommier dont les branches s’étendaient au-dessus du jardin du curé et dont les pommes blanches, frottées de rouge, avaient un petit goût acide et sucré que je sens encore. Il y avait un étang qui nous semblait un lac ; et, plus loin que l’étang, quelques arbres que nous appelions le bois. Vers la source du bois, le soir, le pâtre menait les bestiaux en chantant : Ali ! Alô ! Ali ! Alô ! O douce mélancolie de ce chant psalmodié dans le couchant rose ! … Il y avait … Il y avait nos cousines … Mais je ne saurais dire jamais tout ce qu’il y avait à Erbisoeul ! O la douce Patrie, terre bénie, que celle où l’on trouve de tels villages …
Jules Destrée à 17 ans
Source : www.jurbise.com
Et d’autres vacances, encore, nous amenèrent à Mons, chez des grands-parents, dans une rue où l’on voyait un gros bœuf de fonte au-dessus d’un marché. La tour du Château sur la colline, la Grand’Place, le Mont Panisel, toutes ces rues charmantes et pittoresques, si curieusement vieillottes et dont la vie semble s’être arrêtée vers 1820, et au loin le Borinage, tragique et si pitoyable avec ses petites maisons tapies au pied des triangulaires terris, les voyais-je alors comme je les vois maintenant ? Non, sans doute, mais leurs détours gardent des lambeaux de mon enfance, évoquant des figures aimées qui se sont évanouies, « des voix chères qui se sont tues » …
Et j’y devais revenir plus tard pour, en une demeure sur qui pleuvait la chanson du carillon, au bout d’une allée d’arbres complices dans le soir, chercher celle à qui la Destinée avait confié d’apporter dans la maison familiale, le bienfait de sa bonne tendresse et le charme des choses d’art …
O la chère maison, dans ce pays noir, si étrangement, si magnifiquement tourmenté par un formidable labeur humain : bruits des usines, grondement des marteaux, ronflement des machines, longues plaintes de locomotives et, dans les nuits, les embrasements superbes des fumées et des feux ! O mon Pays, que tu me parais beau ! Pourquoi est-ce que je me sens pris tout à coup d’un si frénétique besoin de te revoir et de te retrouver ? La vieille église de pierre est-elle toujours là, au milieu du village ? Et le cimetière, dites, avec la route qui monte, le cimetière où dorment les miens ?
Plus loin, c’était la ville, les affaires, les batailles de la politique et du barreau. Succès et déceptions. A certains jours, l’humanité m’y parut basse. Mais maintenant, comme toutes ces misères s’estompent et s’effacent ; comme je les juge mieux, comme je suis plein d’indulgence et de sympathie pour mes adversaires ; ne parlions-nous pas la même langue ? Pour quelques différences superficielles, que de ressemblances profondes ! N’étions nous pas tous de la même race, du même pays, de la même famille humaine ? Comme je voudrais entendre l’accent du terroir ; quelques mots de wallon me seraient plus rafraîchissants qu’un peu d’eau pure à un voyageur altéré !
Jules Destrée avocat
Et puis, ce sont les autres villes, Bruxelles d’abord, la capitale, le centre de l’agitation nationale, avec sa Grand’Place où se perpétue, dans des dentelles de pierre, la vie héroïque du passé communal, Sainte-Gudule gothique, le Palais de Justice babylonien où j’ai si souvent plaidé, le Passage qui connut mes flâneries d’étudiant, les vikeux arbres du Parc, temoins bienveillants d’entretiens enivrés, le Palais de la Nation, où s’écoulèrent des heures de fièvre et des heures d’ennui, le Musée avec les Rubens et les Roger de la Pasture, les salles de spectacle où je rencontrai les émotions ardentes de la musique ; Bruxelles et ses alentours, Laeken, Uccle, tervueren et la forêt de Soignes vêtue à l’automne de si somptueux manteaux de pourpre et d’or fauve ; Liège si vivante, bruissante, spirituelle, étendue au bord du large fleuve, dans un cadre de collines hérissées de charbonnages ; Gand, sombre et farouche, avec son lourd beffroi, ses tristes filatures, et son van Eyck en une chapelle ; Tournai, aux Chonq Clotiers ; Louvain aux monastères ; Bruges, dormantes en ses canaux mélancoliques sur lesquels glissent des cygnes blancs, dormante, dolente et presque morte, malgré cloches et carillons, Bruges où sont les Memling ; Anvers, avec la flèche aiguë de sa cathédrale, dont l’élan n’est pareil qu’au sursaut du cœur de celui qui, après un long voyage outre-mer, l’aperçoit enfin se dresser à l’horizon : vigie de la patrie, avec son port et ses vaisseaux et le peuple fort que Constantin Meunier a si puissamment symbolisé dans son « Débardeur », Anvers, où me sourit si étrangement, en sa robe rose irisée, et son geste détaché, la petite Salomé cruelle avec ingénuité de Quentin Metsys !
La bataille des Eperons d'or
Source : Nos Gloires – J-L Huens
La Patrie, c’est encore cette merveilleuse succession de paysages qui va des coteaux de l’Ardenne aux plages de la Flandre. les forêts du Luxembourg aux vieux arbres magnifiques, les vastes horizons d’où l’on voit, au matin, les vallées enveloppées de la gaze légère des brouillards, les routes qui vont, montent, descendent et tournent vers les villages, les rivières noires qui bavardent sur les feuillages en entraînant les sveltes truites d’argent, la Semois, l’Ourthe, l’Amblève et leurs affluents, plus séduisants encore ; c’est la Meuse qui concentre leurs eaux et leurs beautés, dans cette vallée, parfois grandiose, toujours aimable, qui va de la frontière du Sud à la frontière du Nord ; c’est l’Entre-Sambre-et-Meuse, chantée par Delattre, à ce Bruly-de-Pesches si émouvant ; c’est la Thudinie contée par des Ombiaux ; le Borinage décrit par Marius Renard ; c’est le gras et fertile Brabant wallon dont les plaines ont vue la fin de l’épopée napoléonienne ; c’est la Bruyère et Genk, les marais mirant les cieux changeants ; c’est les étendues silencieuses et désertes de la Campine ; c’est l’Escaut splendide devant Anvers, y apportant quelque chose de l’immensité de la mer ; c’est toute cette Flandre cultivée tenacement comme un jardin, les perches où s’enroule le houblon grimpant, les champs de pommes de terre, les moissons d’or, les prairies vertes et leurs bestiaux ; c’est la dune enfin, la dune de sable clair aux herbes grises, avec sa parure de villas riantes et propices aux séjours de l’été, et la vaste plage que le flot marin vient caresser voluptueusement, en y laissant de blancs festons de dentelle d’écume …
C’est tout cela, tout cela sous des cieux toujours autres, dont la mobilité, pour qui sait voir, fait un spectacle enchanteur, intarissablement varié. Cours des saisons : joies fraîches du printemps, splendeur du triomphal été, opulentes mélancolies de l’automne, deuils blancs de l’hiver ; cours des heures : aurores tremblantes et douces, matins légers, midis rayonnants, crépuscules enflammés, soirs fiévreux, vous nous amenez sans cesse, par le jeu des nuages et les magies de la lumière, à découvrir en la terre aimée de nouvelles beautés. Vraiment, est-il une autre région du globe où la clémente destinée ait consenti à rassembler, dans un espace aussi restreint, tant de raisons de vivre ? Comprend-on maintenant le geste admirable des Flamands, à la bataille des Eperons d’or, portant à leur bouche un peu de cette terre pour laquelle ils allaient mourir ? Comprend-on :
L’héroïque baiser de ces mangeurs de terre ?
La Patrie, enfin, c’est non seulement le sol, mais l’ensemble des hommes qui y vivent et y ont vécu. C’est, pêle-mêle, avec des amis d’hier et d’aujourd’hui, Breydel, Van Artevelde, Anneessens ; Van Eyck, Breughel et Rubens ; Baudouin de Constantinople et Godefroid de Jérusalem ; et tant d’autres figures familières des temps disparus ! C’est tout ce peuple vaillant, d’une aptitude à l’effort jamais épuisée, c’est les deux races qui le composent, celle du nord, lente, patiente, opiniâtre ; celle du sud, ardente, enthousiaste, généreuse ; c’est leurs souffrances et leurs joies, leurs colères et leurs pitiés, leurs traditions, leurs coutumes, c’est leur langue. Je les aime parce que je les connais, parce que je les comprends, parce que ma vie est faite de morceaux de leur vie …
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