Le Testament politique de Léopold III
En mai 1940, la capitulation de la Belgique après 18 jours de combat n’a pas été comprise par le monde politique et a donné lieu à des déclarations qui ont blessé le Roi dans son honneur :
- En France, le premier ministre Paul Reynaud, trouve en Léopold III un bouc émissaire à la défaite de l’armée française et le qualifie de « roi félon » dans un discours radiodiffusé.
- Le premier ministre belge, Hubert Pierlot, lui emboîte le pas et dénonce, lui aussi, l’attitude du Roi dans un discours très sévère.
Ouvrage posthume de Léopold III
Au début de l’année 1944, pressentant, d’une part, la défaite de l’Allemagne et la libération prochaine du territoire belge et, d’autre part, se trouvant dans l’incertitude quant au sort qu’allait lui réserver Hitler, Léopold III juge opportun de rédiger son « testament politique ». Il s’agit d’un « Mémoire » confidentiel destiné au gouvernement et non au pays. Il est daté du 25 janvier 1944.
Le moins que l’on puisse dire est que ce document a fait l’effet d’une bombe lorsque les responsables politiques belges et alliés en ont pris connaissance :
- Le gouvernement Pierlot n’apprécie guère l’injonction de réparer son erreur de façon « solennelle et entière »
- Les Alliés sont offusqués par la remise en cause de tous les engagements internationaux pris par le gouvernement belge à Londres. Celui-ci leur a, en effet, octroyé le bénéfice de livraisons de matières premières en provenance du Congo belge (principalement l’uranium)
Au lieu de servir la cause du Roi, ce testament politique va alimenter la Question royale qui germait déjà dans certains esprits ...
Nous reproduisons ci-dessous le texte intégral du Testament politique tel que publié dans l’ouvrage posthume de Léopold III « Pour l’Histoire – Sur quelques épisodes de mon règne ». Il vous appartient ainsi de vous faire une opinion personnelle ...
Mémoire écrit pour être remis personnellement et confidentiellement à M. Pierlot
Texte intégral
Nous voici entrés dans la sixième année de la guerre. Rien ne permet de certifier que nous soyons proches de la cessation des hostilités en Europe ou de la libération du territoire national. Par contre, on peut entrevoir telle tournure des événements qui entraînerait un changement brusque dans le régime d'occupation de la Belgique.Le 29 mai 1940, par ordre du Führer Chancelier du Reich, j'ai été transféré de Bruges au Château de Laeken qui me fut assigné comme résidence, en dépit du désir que j'avais exprimé de partager le sort de mon armée.
Il pourrait advenir que pour des raisons militaires ou politiques, l'autorité allemande m'impose une nouvelle résidence et cette fois hors du Royaume.
Je tiens à ce que le Pays, dans l'intervalle qui pourrait se prolonger entre sa libération et mon retour de captivité, ne se trouve pas, en ces heures critiques, dépourvu d'indications de ma part, sur des questions de première importance.
C'est pourquoi je formule ici par écrit, à l'intention de ceux qui exerceraient intérimairement le pouvoir, mes recommandations quant à la conduite à suivre dans l'intérêt supérieur de la Nation.
Au préalable, je crois nécessaire, pour dissiper des préventions et des doutes, de définir brièvement mon attitude depuis le mois de mai 1940.
1 - Tout d'abord, j'ai considéré le 25 mai, et mon avis n'a pas varié, qu'il eût été contraire au bien du Pays, que je suivisse les ministres à l'étranger.
Convoi du gouvernement belge en France
Abandonner l'armée avant la bataille terminée, eût été une faute militaire, car toute résistance se fût instantanément effondrée.
M'évader au moment de la reddition des armes, me semblait un acte contraire à l'honneur d'un chef d'armée.
Sans force militaire réelle, ma présence à l'étranger n'aurait eu que la valeur d'un symbole; quelques ministres y suffisaient.
Par contre, le territoire se trouvant au pouvoir de l'envahisseur, il importait que le Chef de l'État n'en sortît qu'emmené de force par le vainqueur; sa présence était d'autant plus nécessaire que de graves défections, soudain révélées, menaçaient l'unité de la Nation et que, par une aberration funeste, la plupart des notables avaient fui et trop d'autorités avaient déserté.
Photo dédicacée à un soldat
prisonnier en Allemagne :
"Mes pensées sont avec vous -
Noël 1941"Source : Royalement Blog
Avec l'aimable autorisation de V. DupontAu moment où les Alliés étaient terrassés par un désastre foudroyant et l'ennemi exalté par des succès militaires sans exemple, c'est en partageant l'adversité de mon armée et de mon peuple, que j'affirmais l'indissoluble union de la dynastie et de l'État et que je sauvegardais les intérêts de la Patrie quelle que fût l'issue de la guerre.
Ainsi l'honneur militaire, la dignité de la Couronne, le bien du Pays concordaient à m'interdire de suivre le gouvernement hors de la Belgique.
2 - Je n'ai jamais cessé de considérer comme mon suprême devoir de contribuer de toutes mes forces au maintien de l'indépendance nationale.
À l'exemple de mes prédécesseurs, j'ai toujours respecté la Constitution. En aucune circonstance je n'ai eu l'intention d'y porter atteinte.
Je ne conçois sa révision éventuelle que par la volonté du peuple belge librement exprimée.
Les bruits qui ont tendu à jeter le doute sur ces points sont dénués de fondement, et quiconque les a propagés a calomnié la dynastie et commis un crime contre la Belgique.
Pour le surplus, depuis le 28 mai 1940, je me suis tenu strictement à la position de prisonnier de guerre aux mains de l’ennemi et j’ai jugé conforme à la dignité de la Couronne et à l’intérêt de la Nation, de ne m’en départir ni directement ni indirectement.
L'abstention dans le domaine politique n'excluait pas l'intervention sur le terrain humanitaire au bénéfice des personnes, des collectivités, voire de l'ensemble de la population.
Les recours en grâce, la libération ou tout au moins l'allègement du sort de nos prisonniers de guerre, le ravitaillement de la population, ont été l'objet constant de mon attention. Dans ce domaine, mes efforts ont abouti partiellement; en matière de déportations et de charges financières, mes démarches se sont malheureusement heurtées à des décisions inflexibles.
L'on m'a prêté des ingérences dans le domaine administratif; j'affirme être resté complètement étranger tant au choix qu'à la gestion des secrétaires généraux, quels qu'ils soient, hormis la création de l'O.T.A.D. dont je revendique l'initiative.
Le passé se trouvant ainsi éclairci, tournons-nous vers les tâches de l'avenir.
1. - L'entente entre Flamands et Wallons
Assurer définitivement la bonne entente entre Flamands et Wallons sera la tâche primordiale du gouvernement; de son accomplissement dépendra le maintien d'une Belgique indépendante.
Les historiens constateront que de 1914 à 1944, la Belgique a traversé une redoutable crise de «nationalité».
Après une longue période d'inégalités et d'injustices indéniables, nos populations flamandes, fières de leur magnifique passé et conscientes de leurs possibilités futures, ont résolu de mettre un terme aux brimades d'une minorité dirigeante égoïste et bornée, qui se refusait à parler leur langue et participer à la vie du peuple.
Lion flamand et coq wallon
L'incompréhension du Parlement et la lenteur des gouvernements successifs à satisfaire ces aspirations légitimes, ont exaspéré les revendicateurs. Certains en sont venus à vouloir se séparer des Wallons et à maudire la Belgique. Il en est résulté une réaction wallonne dont il serait dangereux de méconnaître la portée.
Sous prétexte de culture et de langue, nous avons vu et entendu des extrémistes, protégés ou non par l'occupant, travailler délibérément à la destruction de l'État belge.
D'autre part, depuis 30 ans, notre opinion publique, mal éclairée et trop sensible aux séductions sentimentales de l'extérieur, est portée à croire que sa sécurité repose en ordre principal sur les sympathies de l'étranger. Elle paraît oublier que le maintien de l'indépendance nationale résulte et résultera toujours, et avant tout, de la position géographique du Pays, de ses richesses naturelles, de la capacité de travail de ses habitants et de leur volonté de rester libres.
L'affirmation de cette constante historique doit former le postulat préliminaire à toute coopération internationale, et celle-ci doit se concevoir sur la base d'une équitable réciprocité.
Depuis des temps reculés, Flandre et Wallonie ont partagé des destinées associées par les mêmes intérêts, et formé une entité qui a tenu tête farouchement, à tous les essais d'annexion. Jamais leur union n'a subi de crise approchant celle que connaît notre génération.
J'espère que la violence des convulsions auxquelles nous assistons a rendu sensibles aux yeux des bons citoyens certaines réalités dont ils s'étaient trop désintéressés, et recréé la volonté de se resserrer autour du drapeau national dans une Belgique nouvelle que Wallons et Flamands, unis sur le pied d'une parfaite égalité, aimeront et serviront avec une même ardeur.
Je compte sur la clairvoyance de la municipalité bruxelloise pour que la capitale du Royaume assume enfin le rôle de trait d'union linguistique et de centre de rayonnement biculturel que lui assignent les convenances nationales.
2. - La réorganisation sociale
Cette guerre mondiale est l'enfantement d'un monde nouveau. Sous des symboles divers et par des méthodes différentes, chez les États qui se prévalent de traditions de liberté et d'individualisme comme chez ceux qui ont opté pour un régime autoritaire, se développe, bon gré mal gré, une révolution économique, organique et sociale de caractère identique et d'une portée sans précédent.
Sans pouvoir fixer ni le cadre, ni le terme de cette transformation, on a le droit d’affirmer que le courant qui emporte les formes de la vie collective vers un avenir inédit, est irréversible.
Il importe de ne pas s’évertuer à soutenir des normes qui s’effondrent. Il faut résolument s’adapter à l’évolution inéluctable avec le dessein de doter la Belgique d’une armature économique et sociale qui lui donne la solidité et l’efficience dont elle a besoin pour assurer un standing digne et suffisant à sa population. Celle-ci massée sur un territoire exigu est menacée par une concurrence étrangère plus âpre et infiniment plus puissante qu’autrefois.
L’individualisme et le libéralisme économique dont le 19e siècle fut l’âge d’or, feront place, de gré ou de force, à l’établissement d’un système plus égalitaire.
La sécurité sociale a été instaurée en 1944
Il appartiendra aux dirigeants de veiller à ce que notre organisation sociale future soit empreinte de solidarité et soit plus conforme à la charité chrétienne et à la dignité humaine.
Mon rôle de souverain constitutionnel ne m'assigne pas pour tâche de présenter un programme de réalisation ou de prendre parti pour l'une ou l'autre doctrine, mais je faillirais à ma mission si je n'indiquais ici quelques principes qui ne sont que l'expression de l'équité.
Je tiens pour urgentes de larges réformes sociales, car le scandaleux contraste des misères dont par deux fois la guerre a accablé les uns et les profits exorbitants que se sont procurés les autres, proclame l'iniquité d'un régime égoïste et malsain et le devoir d'y mettre fin.
Dès la libération du pays les gouvernants auront l'obligation d'affirmer le droit au travail et le devoir du travail; par la fixation de salaires justes et l'extension des assurances obligatoires, d'assurer aux travailleurs la dignité et la sécurité qui, trop souvent, ont fait défaut dans le passé.
La fédération paritaire des syndicats patronaux et ouvriers en groupements professionnels, ainsi qu'un réajustement judicieux et équitable entre le travail et le capital, permettront d'introduire, au sein des entreprises, les conditions d'une saine collaboration.
Ces progrès en créant une atmosphère de stabilité et de bien-être dans le monde du travail amèneront un esprit de solidarité sociale aussi vital pour l’avenir du Pays que le sont l’entente et l’égalité entre Flamands et Wallons.
A l’échelon supérieur, il appartient à l’Etat, interprète des intérêts généraux, de coordonner le fonctionnement harmonieux de l’ensemble des grands corps professionnels, de contrôler l’organisation du travail et des rapports sociaux. Il lui incombe aussi de guider l’évolution économique dans un sens mieux adapté aux richesses naturelles de notre sol ainsi qu’aux capacités et aux besoins vitaux de notre peuple.
Il importe d’établir un meilleur équilibre entre les diverses branches de l’activité productrice du pays en donnant à l’agriculture, facteur si important de notre existence indépendante, la place qui lui revient.
Il convient enfin d’assurer une répartition plus équitable des biens de consommation.
Devoir, droit et protection du travail – restauration de la probité et de la capacité professionnelles – collaboration et solidarité nationales – organisation judicieuse de l’économie, discipline de la production et de la consommation -, telles sont les bases de la rénovation immédiate qui préparera un avenir meilleur.
Je compte que les détenteurs du pouvoir s’y engageront en écartant toute considération autre que l’intérêt du Pays et la justice sociale.
S’ils y manquaient, la Belgique connaîtrait des perturbations politiques dangereuses.
3. - La réforme politique
Les modifications de structure économique et sociale entraîneront-elles une réforme de nos institutions politiques? Cela paraît inévitable. Les défauts de l'ancien mécanisme gouvernemental et les incidents inouïs qui en ont été l'aboutissement en 1940 ont ouvert les yeux dans les milieux les plus conservateurs. La nation n'admettra pas un retour pur et simple aux errements d'avant la guerre. Elle désire que le pouvoir soit exercé par des hommes intègres et compétents, qui cessent d'estimer le bien général à la mesure des intérêts des partis; elle désire que ces hommes soient nantis des mandats nécessaires pour résoudre avec autorité et continuité les problèmes essentiels et urgents.
Le Conseil d'Etat a été créé en 1948
Source : Wikipedia - Ben2
Un Conseil d’Etat aurait dû être établi depuis longtemps. Déjà le roi Albert en avait conseillé l’institution. Le Pays a besoin de lois et de règlements bien faits : les citoyens ont le droit d’être protégés contre l’arbitraire possible d’un gouvernement dont les pouvoirs seront plus étendus.
La responsabilité ministérielle doit cesser d’être un principe abstrait épinglé dans un code ; il faut qu’elle devienne une réalité juridique permettant d’atteindre les ministres dont les fautes graves auraient compromis les intérêts de l’Etat.
Ceci posé, dans quelle mesure et sous quelle forme y a-t-il lieu de rebâtir le statut politique du Royaume ?
Il appartiendra au peuple belge librement consulté d’en décider, sitôt que les circonstances le permettront.
4. – Réforme de l’éducation
Je recommande qu’une sollicitude toute particulière soit accordée à la jeunesse qui tient en mains le sort de la Belgique de demain.
Si, en 1940, le Pays a momentanément perdu foi dans sa destinée, la faute en est à l’insuffisance coupable de l’éducation civique donnée à nos enfants.
L’avenir de la Nation exige que notre jeunesse soit physiquement robuste, nourrie d’aspirations nobles et d’idéal généreux, ardemment éprise de fierté personnelle, de solidarité sociale, foncièrement et résolument patriote. A cet égard presque tout est à créer.
5. – Réorganisation militaire
La cessation des hostilités pourrait amener une crise d’autorité affectant une forme violente et qu’il serait malaisé de réfréner en l’absence d’une force armée régulièrement constituée et formée d’éléments d’un patriotisme éprouvé indemnes de toute passion partisane.
Pour des raisons de tranquillité à l’intérieur et de prestige à l’extérieur, je recommande de reconstituer dans le plus bref délai une armée belge formée de militaires de carrière valides, complétées par des volontaires, de préférence soldats ayant vu le feu. A cet effet, il faudra exiger le rapatriement immédiat de nos officiers et soldats prisonniers en allemange et de tous ceux qui seront encore à l’étranger.
6. – Le maintien de l’ordre et les sanctions
Il faut craindre que la fin des hostilités ne s’accompagne du déchaînement de la vindicte publique et de l’assouvissement d’innombrables rancunes publiques et privées.
Les détenteurs provisoires de l’autorité auront à maintenir les manifestations de l’opinion dans les limites légales. Ils auront aussi cependant à provoquer et à exécuter les sanctions que comportent les attentats commis par d’aucuns contre la défense du Pays et contre l’unité de l’Etat.
Les auteurs de ces crimes contre la Nation ont assez proclamé, voire célébré, leur trahison pour que les répressions nécessaires ne s’en prennent qu’aux véritables et grands coupables.
Il convient que les châtiments soient prononcés et infligés sans délai, mais selon les procédures régulières.
7. - La réparation nécessaire
Hubert Pierlot, premier ministre en 1940
Il n'est point de patriote que ne tourmente le souvenir de certains discours prononcés à la tribune du monde entier, par lesquels des ministres belges se sont permis, à des heures exceptionnellement critiques, où la sauvegarde de la dignité nationale imposait une extrême circonspection, de proférer précipitamment des imputations de la plus haute gravité contre la conduite de notre armée et les actes de son chef.
Ces accusations, qui dans un aveuglement obstiné, attentaient à l'honneur de nos soldats et de leur commandant en chef, ont causé à la Belgique un préjudice incalculable et difficile à réparer.
On chercherait vainement dans l'histoire pareil exemple d'un gouvernement jetant gratuitement l'opprobre sur son Souverain et sur le drapeau national. Le prestige de la Couronne et l'honneur du pays s'opposent à ce que les auteurs de ces discours exercent quelque autorité que ce soit, en Belgique libérée, aussi longtemps qu'ils n'auront pas répudié leur erreur et fait réparation solennelle et entière.
La Nation ne comprendrait ni n'admettrait que la Dynastie acceptât d'associer à son action des hommes qui lui ont infligé un affront auquel le monde a assisté avec stupeur.
8. – La politique étrangère et coloniale
En ce qui concerne le statut international, j’exige, au nom de la Constitution, que la Belgique soit rétablie dans son indépendance intégrale, et qu’elle n’accepte d’engagement ou d’accord, de quelque nature que ce soit, avec d’autres Etats, qu’en pleine souveraineté et moyennant les contreparties nécessaires.
J’entends aussi qu’il ne soit porté aucune atteinte aux liens qui unissent la colonie à la métropole.
Je rappelle au surplus qu’aux termes de la Constitution un traité n’a de valeur que s’il est revêtu de la signature du Roi.
(s.) Léopold,
Roi des Belges
Prisonnier au Château de Laeken